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Les Lions Indomptables: l’heure de vérité (04.10.2005)
Viendraient-ils à gagner le match qui les opposera aux Pharaons d’Égypte ce samedi, les Lions Indomptables se qualifieraient pour la phase finale de la Coupe du monde de football qui aura lieu en Allemagne en 2006. Quel que soit le résultat de cette confrontation, ils seront présents en Égypte en début d’année, le temps de tenter de remporter, une fois de plus, la Coupe d’Afrique des nations.
Même si les Camerounais tiennent à être présents sur les deux fronts (Coupe du monde et Coupe des nations), il est évident que le rendez-vous allemand est celui qui, du moins pour le moment, leur tient le plus à cœur. Or le ticket pour l’Allemagne passe nécessairement par une victoire. En principe, l’Égypte dispose des moyens techniques pour barrer la route aux Lions Indomptables. Ces derniers disposent, en retour, des atouts pour faire basculer le match en leur faveur. Ce n’est qu’au coup de sifflet final que nous saurons si oui ou non la partie aura été gagnée.
Sachant que le moindre faux-pas profiterait sans doute à la Côte d’Ivoire, le niveau d’alerte devrait donc rester très élevé. Tel est d’ailleurs, depuis Abidjan, le leitmotiv du ministre des Sports et de l’Education physique, monsieur Philippe Mbarga Mboa. Mais quel que soit le résultat du match de samedi, un certain nombre de leçons pour le futur peuvent d’ores et déjà être retenues.
Le football et la nation
Dans un monde caractérisé par l’hyper-médiatisation et son corollaire l’économie des spectacles et des loisirs, les nations se distinguent de plus en plus les unes des autres non seulement par la puissance de leurs armées, mais aussi par la productivité de leurs économies, leurs exploits dans les domaines technologiques, la qualité des denrées immatérielles qu’elles produisent et exportent, le capital sportif qu’elles sont capables de mobiliser et les flux culturels qu’elles peuvent générer.
À l’heure actuelle, le Cameroun ne se distingue dans aucun de ces domaines. Par contre, l’identité nationale de ce pays tend, de plus en plus, à se confondre avec celle de son équipe nationale de football. Après quarante-cinq ans d’indépendance, les Lions Indomptables sont devenus son emblème incontesté, son petit miroir et son meilleur drapeau – ce que nous pourrions être et que nous sommes peut-être déjà, mais à l’état virtuel.
Or, si le football occupe une place si centrale dans la façon dont nous nous imaginons en tant que nation dans le monde, alors il est impératif qu’une réflexion sérieuse soit menée à son sujet. Une telle réflexion doit partir d’une question centrale : si l’identité du Cameroun se résume désormais à un jeu, comment faire en sorte que ce jeu serve de facteur d’entraînement pour les autres domaines de la vie nationale ?
La réponse à cette question n’est pas simple. De fait, le football restera toujours, avant tout, un jeu et une passion. Cela dit, il est aussi un art. Mieux, grâce aux progrès de la professionnalisation, il est devenu une économie à l’échelle du monde. Pour qu’un pays de taille réduite comme le Cameroun parvienne à s’inscrire durablement dans cette économie et pour qu’il en profite, un certain nombre de conditions doivent être remplies.
La première est, manifestement, de faire en sorte que le football cesse de jouer, dans le champ de la culture, des fonctions uniquement compensatoires – l’opium du peuple. Qu’au contraire, l’on s’en serve comme d’une utopie codée, un horizon critique capable d’ouvrir, pour le pays et pour la nation, de nouvelles possibilités. Sur le plan politique, il s’agit par conséquent de passer d’une gestion paternaliste et prébendale du football à la mise en place de véritables institutions professionnelles, gérées selon des règles universelles qui ont conduit, ailleurs, à toujours plus d’efficacité.
Au-delà d’une politique par match
L’autre défi est de développer, consciemment, une politique du football qui s’échelonne sur plusieurs années. À l’heure actuelle, le temps du football camerounais est le temps court - celui d’un match. Notre football
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vit sur l’instant (match après match). Sa faiblesse structurelle réside dans son incapacité à anticiper. Il faut que notre football s’inscrive sur une temporalité pour le moins médiane – disons cinq ans – si nous voulons tirer profit des dimensions économiques de ce sport et de ses retombées politiques et culturelles.
À titre d’exemple, pendant que nous tentons d’arracher notre qualification pour l’Allemagne, une cellule stratégique devrait être en train de réfléchir aux conditions de notre participation à la première Coupe du monde en terre africaine en 2010.
Pour imposer ce type de gestion par anticipation, encore faut-il développer une pensée stratégique. Je ne parle pas simplement de la réforme des méthodes de gestion au quotidien, mais d’une philosophie qui intègre le football dans un discours général sur la nation et le bien commun, au point de rencontre de l’économie (la création d’un marché du football) d’une part ; des arts et de la culture d’autre part.
Les autres leçons que l’on doit tirer de cette campagne ont trait à la gestion de l’équipe nationale en particulier. Au cours de la campagne qui prend fin samedi, le Cameroun aura montré deux visages. Le premier, on le connaît, et c’est notre malédiction : mélange des genres, confusion des rôles, corruption et entropie, absence de vision et vénalité – et, au bout du compte, défaite, désordre et humiliation.
Des changements sont intervenus par la suite. Un autre visage est en train d’émerger – fragile, en pointillés. Mais la réforme de la gestion de l’équipe nationale doit être poussée plus loin encore. Elle doit aller de pair avec une professionnalisation plus radicale de la Fécafoot.
S’agissant de joueurs dont l’ensemble évolue dans de grands clubs européens, l’appel au patriotisme ne suffit manifestement pas. L’objectif doit être de créer, pour les joueurs et l’équipe technique, des conditions de travail au moins similaires à celles dont ils bénéficient dans leurs clubs professionnels. L’écart entre les deux modes de gestion (dans leurs clubs respectifs et au sein de l’équipe nationale) doit être réduit au minimum.
Rien ne pourra cependant remplacer un minimum d’investissement dans les infrastructures. Il est difficile d’admettre que des pays aussi peu nantis que le Mali, le Ghana ou le Burkina-Faso aient pu construire des stades relativement décents et que le Cameroun n’ait opéré aucun investissement de ce genre depuis plus de trente ans !
Manifestement, le gouvernement camerounais ne dispose d’aucun plan visant à remédier à cette situation. Il ne semble pas non plus disposer de moyens financiers. Les idées ne manquent pourtant pas. Une souscription nationale échelonnée sur trois à quatre ans, gérée et auditée par une firme internationale – l’Etat et les entreprises privées s’engageant à débourser chaque année l’équivalent des sommes récoltées au titre de la souscription ? L’affectation de 10% des recettes de chaque match des Lions Indomptables à la construction des stades ?
J’avais suggéré, il n’y a pas si longtemps, la mise en place d’une Agence de développement du football. Il s’agirait d’une société mixte d’investissement, de caractère international. Elle constituerait, pour l’avenir, l’outil le plus sûr pour hisser ce pays au rang des principales puissances du football. Mais elle ne pourra attirer les investisseurs locaux et étrangers que si nous soignons un peu mieux notre image en gagnant chaque fois davantage en professionnalisme.
Le football est avant tout un jeu. Sa beauté en fait un art à part entière. Cela dit, dans l’économie contemporaine, le football est devenu plus qu’un jeu. C’est également le moule à partir duquel se forgent les identités. C’est l’une des raisons pour lesquelles il mérite d’être pris au sérieux.
Mais le football à lui tout seul ne pourra pas conduire à la renaissance du Cameroun. Pour espérer avancer sur ce long chemin, il nous faudra penser le football en relation à l’économie, et surtout aux arts et à la culture.
Par Par Achille MBEMBE
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